15
Ça avait commencé par un coup de téléphone.
Ann-Britt Höglund était dans le couloir, et elle se rendait dans le bureau de Martinsson pour lui parler quand elle avait été appelée par haut-parleur. Elle était retournée dans son bureau pour prendre l’appel. C’était un homme, avec une voix si sourde qu’elle avait cru au début qu’il était malade, ou blessé. Il voulait parler à Wallander. Personne d’autre ne lui convenait, et surtout pas une femme. Elle avait donc expliqué que Wallander était sorti, que nul ne savait où il se trouvait, ni quand il rentrerait. Mais l’homme au téléphone avait insisté, elle n’arrivait d’ailleurs pas à comprendre comment quelqu’un qui parlait si doucement pouvait dégager une telle impression de volonté… Elle avait songé un moment à passer la communication à Martinsson en lui faisant jouer le rôle de Wallander. Or elle ne l’avait pas fait. Quelque chose dans la voix de l’homme lui avait soufflé qu’il savait comment Wallander parlait.
Il avait dit d’emblée qu’il avait des informations importantes à lui communiquer. Elle lui avait demandé si ça avait un rapport avec la mort de Gustaf Wetterstedt. Peut-être, avait-il répondu. Puis elle avait demandé si ça concernait Carlman. Peut-être, avait-il répondu à nouveau. Il fallait qu’elle trouve un moyen de le garder en ligne, bien qu’il refuse de donner son nom ou son numéro de téléphone.
C’est lui qui avait résolu le problème. Il était resté si longtemps silencieux qu’Ann-Britt pensa que la communication avait été coupée. Mais il avait repris la parole pour demander le numéro du fax de la police. Donne le fax à Wallander, avait dit l’homme. À personne d’autre.
La télécopie était arrivée une heure plus tard. Ann-Britt Höglund la tendit à Wallander qui s’était installé dans son fauteuil. Elle avait découvert à son grand étonnement que le fax avait été expédié de la quincaillerie Skoglund, à Stockholm.
— J’ai cherché le numéro et j’ai appelé là-bas, dit-elle. Je trouvais étrange qu’une quincaillerie soit ouverte le dimanche. Par un renvoi sur un répondeur, je suis parvenue à joindre le propriétaire du magasin sur son téléphone portable. Lui non plus ne comprenait pas comment quelqu’un avait pu envoyer un fax de son bureau. Il partait jouer au golf, mais il m’a promis d’aller voir. Une demi-heure plus tard, il m’a appelé, bouleversé : quelqu’un s’était introduit dans son bureau.
— Étrange histoire, dit Wallander.
Puis il lut le fax. Il était écrit à la main, et difficile à lire par endroits. Il songea qu’il devrait se procurer des lunettes. Il lui devenait difficile de mettre sur le compte d’une fatigue passagère ou du surmenage cette impression que les lettres lui glissaient devant les yeux. La lettre semblait avoir été écrite à toute vitesse, avec un mélange d’écriture cursive et de majuscules. Wallander la lut en silence. Puis il la relut à haute voix, pour vérifier qu’il n’y avait rien qu’il ait mal interprété.
— « Ame Carlman a été en prison à Långholmen pour recel et escroquerie au printemps 1969. À l’époque, Gustaf Wetterstedt était ministre de la Justice. Carlman lui a écrit. Il s’en vantait. Quand il est sorti, il a rencontré Wetterstedt. De quoi ont-ils parlé ? Qu’ont-ils fait ? On n’en sait rien. Mais ensuite, ça a bien marché pour Carlman. Il ne s’est plus retrouvé en prison. Maintenant ils sont morts. Tous les deux. » J’ai bien compris le texte ?
— Je suis arrivée au même résultat, dit-elle.
— Pas de signature. Que veut-il dire vraiment ? Qui est-il ? Comment sait-il ça ? Et cette histoire est-elle vraie ?
— Je ne sais pas. Mais j’ai vraiment eu le sentiment que cet homme savait de quoi il parlait. En plus, ce n’est pas très difficile de vérifier si Carlman était réellement à la prison de Långholmen au printemps 1969. Que Wetterstedt ait été ministre de la Justice à l’époque, ça, nous le savons déjà.
— Mais on n’avait pas déjà fermé Långholmen ?
— C’est quelques années plus tard. En 1975, je crois. Je peux me renseigner sur la date exacte, si tu veux.
Wallander fit un geste de dénégation.
— Pourquoi voulait-il me parler ? Il n’a pas donné d’explication ?
— J’ai eu le sentiment qu’il avait entendu parler de toi.
— Ce n’était donc pas quelqu’un qui me connaissait ?
— Non.
Wallander réfléchit.
— Espérons que ce qu’il a écrit est vrai. Nous aurions dès maintenant une relation entre eux deux.
— Ça ne devrait pas être si compliqué de vérifier. Même si on est dimanche.
— Je sais. Je vais tout de suite voir la veuve de Carlman. Elle doit bien savoir si son mari a été en prison.
— Tu veux que je vienne avec toi ?
— Ce n’est pas la peine.
Une demi-heure plus tard, Wallander se garait devant les barrières, à Bjäresjö. Un policier qui s’ennuyait lisait le journal dans une voiture. Il se redressa quand il l’aperçut.
— Nyberg est toujours là ? demanda Wallander, étonné. L’examen du lieu du crime n’est pas terminé ?
— Je n’ai pas vu de technicien, répondit le policier.
— Appelle Ystad et demande-leur pourquoi on n’a toujours pas retiré les barrières. La famille est là ?
— La veuve doit être dans la maison. Avec sa fille. Mais les fils sont partis en voiture il y a quelques heures.
Wallander entra dans la ferme. On avait enlevé le banc et la table qui étaient sous la tonnelle. Par ce beau temps estival, les événements des jours précédents semblaient irréels. Il frappa à la porte. La veuve d’Ame Carlman ouvrit presque aussitôt.
— Excusez-moi de venir vous déranger, dit Wallander. Mais j’ai besoin le plus rapidement possible de réponses à certaines questions.
Elle était encore très pâle. En passant devant elle, il sentit une légère odeur d’alcool. À l’intérieur de la maison, la fille de Carlman demanda qui c’était. Wallander essaya de se souvenir du prénom de la femme qui marchait devant lui. L’avait-il jamais entendu ? Il se souvint que c’était Anita. Svedberg avait prononcé ce nom pendant la longue réunion de la journée de la Saint-Jean. Il s’assit sur le canapé, en face d’elle. Elle alluma une cigarette et le regarda. Elle portait une robe d’été claire. Une pensée négative traversa rapidement la tête de Wallander. Même si elle n’aimait pas son mari, il avait quand même été assassiné. Les gens n’avaient-ils donc plus aucun respect de la mort ? N’aurait-elle pas pu choisir des habits d’une couleur moins gaie ?
Puis il se dit qu’il avait parfois des points de vue tellement conservateurs qu’il en était étonné lui-même. Le deuil et le respect ne suivaient pas nécessairement la hiérarchie des couleurs.
— Quelque chose à boire, monsieur le commissaire ? demanda-t-elle.
— Non, merci, dit Wallander. D’ailleurs, je vais être très bref.
Il vit soudain que le regard de la femme se dirigeait derrière lui. Il se retourna. La fille de Carlman était entrée sans bruit dans la pièce et s’était assise sur une chaise au fond. Elle fumait et paraissait très nerveuse.
— Ça pose un problème si je vous écoute ? demanda-t-elle d’une voix que Wallander ressentit d’emblée agressive.
— Pas du tout, répondit-il. Vous pouvez tout à fait venir vous asseoir avec nous.
— Je suis bien là où je suis.
La femme sur le canapé secoua presque imperceptiblement la tête. Pour Wallander, c’était comme si elle marquait ainsi une capitulation devant sa fille.
— En fait, il se trouve que nous sommes dimanche aujourd’hui, commença Wallander. Il est donc difficile d’avoir accès à certains fichiers et aux archives. Comme nous avons besoin d’une réponse le plus rapidement possible, je suis venu vous voir.
— Vous n’avez pas besoin de vous excuser, dit la femme. Que voulez-vous savoir ?
— Votre mari a-t-il été en prison à Långholmen au printemps 1969 ?
Elle répondit très vite, avec détermination.
— Il a été à Långholmen du 9 février au 8 juin. Je l’y ai conduit et je suis allée le rechercher. On l’avait condamné pour recel et escroquerie.
Sa franchise fit perdre pied un instant à Wallander. À quoi s’attendait-il en fin de compte ? À ce qu’elle nie ?
— Était-ce la première fois qu’il était incarcéré ?
— La première et la dernière.
— Il avait été condamné pour recel et escroquerie ?
— Oui.
— Pouvez-vous m’en dire plus à ce sujet ?
— Il a été condamné bien qu’il ait clamé son innocence. Il n’avait pas accepté de tableaux volés ni falsifié de chèques. D’autres avaient utilisé son nom.
— Vous voulez dire qu’il était innocent ?
— Il ne s’agit pas de savoir ce que je veux dire. Il était innocent.
Wallander décida de changer de stratégie.
— Nous avons eu des informations qui tendraient à prouver que votre mari connaissait Gustaf Wetterstedt. Bien que vous ayez affirmé, vous et vos enfants, que ce n’était pas le cas.
— S’il connaissait Gustaf Wetterstedt, je n’étais pas au courant.
— Aurait-il pu avoir ce contact sans que vous le sachiez ?
Elle réfléchit avant de répondre.
— Ça me semble difficile à croire.
Wallander comprit immédiatement qu’elle ne disait pas la vérité. Mais il ne parvint pas à trouver tout de suite ce que ce mensonge pouvait cacher. Comme il n’avait plus d’autres questions, il se leva.
— Vous trouverez sans doute la sortie tout seul, dit la femme sur le canapé.
Elle paraissait tout d’un coup très abattue.
Wallander se dirigea vers la porte. Au moment où il allait passer devant la fille qui, de sa chaise, suivait tous ses mouvements, elle se leva et se tint droite devant lui. Elle tenait sa cigarette de la main gauche.
Venue de nulle part, sa gifle frappa violemment Wallander sur la joue gauche. Il fut si étonné qu’il fit un pas en arrière et perdit l’équilibre.
— Pourquoi avez-vous laissé tout ça arriver ? cria la fille.
Puis elle commença à frapper Wallander qui parvint avec beaucoup de difficultés à la maintenir à distance tout en essayant de se lever. La femme quitta son canapé pour venir à son secours. Elle donna une forte gifle à sa fille. Quand celle-ci se fut calmée, elle la mena jusqu’au canapé. Puis elle revint vers Wallander qui restait là, la joue brûlante, hésitant entre colère et stupéfaction.
— Ce qui s’est passé l’a beaucoup déprimée. Elle a perdu tout contrôle d’elle-même. Excusez-la, monsieur le commissaire.
— Peut-être devrait-elle voir un médecin, dit Wallander, en remarquant que sa voix tremblait.
— C’est fait.
Wallander salua de la tête et sortit. Il était encore sous le choc de cette gifle violente. Il essaya de se rappeler la dernière fois qu’on l’avait frappé. Il y avait plus de dix ans. Il interrogeait quelqu’un qu’on suspectait de vol avec effraction. D’un seul coup, l’homme s’était jeté sur lui et l’avait frappé d’un coup de poing en plein sur la bouche. Cette fois-là, Wallander avait rendu le coup. Sa colère avait été si violente qu’il lui avait cassé le nez. Après, l’homme avait essayé d’attaquer Wallander pour brutalité policière et mauvais traitements, mais Wallander avait été relaxé. Il avait ensuite porté plainte contre Wallander, plainte qui avait été elle aussi classée sans suite.
Il n’avait jamais été frappé par une femme. Quand son épouse Mona était en colère au point de ne plus arriver à se maîtriser, elle lui jetait des objets à la tête. Mais elle ne l’avait jamais frappé. Que se serait-il passé si elle l’avait fait ? Lui aurait-il rendu le coup ? Il se rendait bien compte que c’était tout à fait imaginable.
Il resta dans le jardin, la joue brûlante. Toute l’énergie qu’il avait ressentie ce matin-là en voyant Linda sur le pas de sa porte avec son amie avait disparu. Il retourna vers sa voiture. Le policier était en train de replier lentement les barrières.
Il mit une cassette dans l’autoradio. Les Noces de Figaro. Il monta le volume à en faire vibrer toute la voiture. Sa joue lui faisait toujours mal. Il pouvait voir dans le rétroviseur qu’elle était rouge. En arrivant à Ystad, il entra dans le grand parking du magasin de meubles. Tout était fermé, le parking était désert. Il ouvrit la portière et laissa la musique déborder. Barbara Hendricks lui fit oublier un instant Wetterstedt et Carlman. Mais la fille en feu continuait à courir dans sa conscience. Le champ de colza semblait interminable. Elle courait, elle courait. Elle brûlait, elle brûlait.
Il baissa le son et commença à marcher en long et en large sur le parking. Comme toujours quand il réfléchissait, il gardait les yeux rivés au sol. Et il ne remarqua pas le photographe de presse qui le prenait au téléobjectif alors qu’il arpentait ce damier sur lequel il n’y avait pas, ce jour-là, d’autre voiture que la sienne. Quelques semaines plus tard, quand, à sa plus grande stupéfaction, Wallander découvrit cette photo de lui sur le parking, il avait oublié qu’il s’était arrêté là pour tenter de faire le point.
La réunion du groupe de travail fut très brève ce dimanche-là. Mats Ekholm y participait, il résuma ce qu’il avait évoqué précédemment avec Wallander et Hansson. Ann-Britt Höglund exposa le contenu du fax anonyme, et Wallander expliqua qu’Anita Carlman avait confirmé ces renseignements. Il ne dit rien, en revanche, de la gifle qu’il avait reçue. Quand Hansson lui demanda avec des pincettes s’il voulait bien parler aux journalistes qui s’étaient rassemblés autour du commissariat et qui semblaient être toujours au courant des heures de réunion, il refusa.
— Il faut que les journalistes apprennent que notre travail se fait dans le cadre de la loi, dit-il tout en entendant lui-même combien ça sonnait faux. Ann-Britt peut s’occuper d’eux. Moi, je refuse.
— Y a-t-il quelque chose que je ne dois pas dire ? demanda-t-elle.
— Que nous avons un suspect, répondit Wallander. Parce que ce n’est pas vrai du tout.
Après la réunion, Wallander échangea quelques phrases avec Martinsson.
— Tu as eu d’autres informations sur la fille qui s’est suicidée ?
— Pas encore.
— Tiens-moi au courant dès que tu auras quelque chose.
Wallander entra dans son bureau. Au même moment, le téléphone se mit à sonner. Il sursauta. Chaque fois que la sonnerie retentissait, il s’attendait à ce que le central lui annonce un nouveau meurtre. Mais c’était sa sœur. Elle lui dit qu’elle avait discuté avec Gertrud, l’infirmière qui avait épousé leur père. Cela ne faisait aucun doute, il avait la maladie d’Alzheimer. Wallander entendit à sa voix qu’elle était triste.
— Il a quand même près de quatre-vingts ans, dit-il pour la réconforter. Il fallait bien qu’il arrive quelque chose un jour ou l’autre.
— Oui, mais quand même…
Wallander savait très bien ce qu’elle voulait dire. Il aurait pu exprimer la même chose. Bien trop souvent la vie se réduit à ces faibles mots de protestation mais quand même…
— Il ne supportera pas le voyage en Italie, dit-elle.
— S’il le veut, il le supportera, répondit Wallander. En plus, je lui ai promis.
— Peut-être devrais-je venir aussi ?
— Non. C’est son voyage, et mon voyage.
Il raccrocha, sans savoir vraiment si elle avait été blessée ou non qu’il ne veuille pas l’emmener en Italie. Mais il chassa ces pensées et décida d’aller enfin rendre visite à son père. Il chercha le papier sur lequel il avait noté le numéro de Linda et téléphona. Comme il s’attendait à ce qu’elles soient sorties se promener par ce beau temps, il fut étonné quand Kajsa répondit aussitôt. Quand il eut Linda au téléphone, il lui demanda si elle pouvait s’extraire de ses répétitions et venir avec lui chez son grand-père.
— Est-ce que Kajsa peut venir ? demanda-t-elle.
— Oui, bien sûr, répondit Wallander. Mais aujourd’hui je préférerais qu’il n’y ait que toi et moi. Il y a quelque chose dont je voudrais te parler.
Il la récupéra une demi-heure plus tard du côté d’Österportstorg. Sur la route de Löderup, il lui parla de la visite de son père au commissariat et lui dit qu’il était malade.
— À quelle vitesse ça va évoluer, personne ne peut le dire, dit Wallander. Mais il va nous quitter. Un peu comme un bateau qui s’éloigne progressivement vers l’horizon. Nous continuerons à le voir très clairement. Mais pour lui, nous serons de plus en plus comme des silhouettes dans le brouillard. Nos visages, nos paroles, nos souvenirs en commun, tout deviendra incertain et finira par disparaître totalement. Il pourra même se montrer méchant sans en avoir lui-même conscience. Il pourra devenir quelqu’un de tout à fait différent.
Wallander vit qu’elle était triste.
— On ne peut rien faire du tout ? demanda-t-elle après un long silence.
— Il n’y a que Gertrud qui puisse répondre, dit-il. Mais je ne crois pas qu’il y ait de traitement.
Il parla aussi du voyage en Italie que son père voulait faire.
— Il n’y aura que lui et moi. Peut-être pourrons-nous enfin régler tout ce qui a coincé entre nous pendant tant d’années.
Gertrud les attendait sur le pas de la porte. Linda partit immédiatement voir son grand-père qui était en train de peindre dans l’atelier installé dans la vieille grange. Wallander alla dans la cuisine discuter avec Gertrud. Elle lui confirma ce qu’il pensait. Il n’y avait rien d’autre à faire que d’essayer de vivre comme avant, et d’attendre.
— Est-ce qu’il supportera le voyage en Italie ? demanda Wallander.
— Il ne parle que de ça, dit-elle. Et puis, même s’il mourait là-bas, ce ne serait pas la pire chose qui puisse lui arriver.
Elle lui dit qu’il avait accueilli la nouvelle de sa maladie avec un grand calme. Cela étonna Wallander qui avait toujours vu son père inquiet dès la moindre crampe.
— J’ai l’impression qu’il se dit que s’il avait eu une seconde chance, il n’aurait globalement rien changé à sa vie, dit Gertrud.
— Dans cette vie-là, il m’aurait certainement empêché de devenir policier, répondit Wallander.
— C’est terrible, ce qu’il y a dans les journaux. Toutes ces horreurs dont tu dois t’occuper.
— Il faut bien qu’il y ait quelqu’un qui le fasse. C’est comme ça.
Ils restèrent dîner dans le jardin. Wallander eut le sentiment que son père était d’excellente humeur pendant toute la soirée. Il supposa que c’était Linda qui en était la raison. Quand ils rentrèrent, il était déjà vingt-trois heures.
— Les adultes sont souvent si puérils, dit-elle soudain. Parfois parce qu’ils en font trop, ou pour avoir l’air jeune. Mais grand-père arrive à être puéril d’une manière qui paraît tellement vraie.
— Ton grand-père est quelqu’un de vraiment particulier, dit Wallander. Il l’a toujours été.
— Tu sais que tu commences à lui ressembler ? De plus en plus à chaque année qui passe.
— Je sais. Mais je ne suis pas sûr que ça me fasse plaisir.
Il la déposa à l’endroit où il l’avait retrouvée. Ils convinrent qu’elle l’appellerait bientôt. Il la vit disparaître au coin de l’école d’Österport, et se rendit compte à son plus grand étonnement que pendant toute la soirée il n’avait pas pensé une seule seconde à l’enquête en cours. Il eut tout de suite mauvaise conscience. Mais il rejeta ce sentiment. Il ne pouvait pas en faire plus.
Il roula jusqu’au commissariat et y resta un court instant. Il n’y avait personne de la brigade criminelle. Aucun des messages qu’on lui avait laissés ne lui parut suffisamment important pour qu’il s’y consacre dès le soir même. Il rentra chez lui, se gara et monta dans son appartement.
Wallander resta éveillé longtemps cette nuit-là. Il avait ouvert ses fenêtres, et la nuit d’été était chaude. Il avait mis une musique de Puccini et avait versé les dernières gouttes d’une bouteille de whisky dans un verre. Pour la première fois, il eut l’impression d’avoir retrouvé une part de cette joie qu’il avait ressentie au cours de l’après-midi où il avait roulé vers la ferme de Salomonsson. C’était avant que la catastrophe arrive. Il se retrouvait maintenant au beau milieu d’une enquête dont on aurait pu définir la situation en deux points. D’une part, ils avaient très peu d’éléments pour identifier le meurtrier. D’autre part, il était possible qu’en cet instant précis le meurtrier commette son troisième meurtre. Pourtant, Wallander sentait qu’en cette heure avancée de la nuit il pouvait prendre un peu de distance. Pour quelque temps la fille qui brûlait avait également cessé de courir dans sa tête. Il devait bien se rendre à l’évidence qu’il ne pouvait pas faire face tout seul à tous les crimes violents qui frappaient le district policier d’Ystad. Personne ne le pouvait.
Il s’était allongé sur le canapé et somnolait en écoutant la musique et en humant la nuit d’été, son verre de whisky à portée de la main.
Puis quelque chose le fit remonter à la surface. Une phrase que Linda avait prononcée dans la voiture. Quelques mots d’une conversation prenaient tout de suite une tout autre signification. Qu’avait-elle dit ? Les adultes sont souvent si puérils. Il y avait quelque chose là-dedans qu’il n’arrivait pas à saisir. Les adultes sont souvent si puérils.
Puis il comprit. Comment avait-il pu être si superficiel, si négligent ? Il remit ses chaussures, alla chercher une lampe de poche dans un des tiroirs de la cuisine et sortit de l’appartement. Il prit la rocade est, tourna à droite et s’arrêta devant la villa de Wetterstedt, plongée dans l’obscurité. Il ouvrit le portail du jardin. Un chat qui disparut comme une ombre dans l’un des buissons de cassis le fit sursauter. Puis il éclaira les fondations du garage avec sa lampe de poche. Il n’eut pas besoin de chercher bien longtemps. Il prit les pages arrachées entre le pouce et l’index et les regarda sous le halo de la torche. Elles venaient d’un numéro de Superman. Il sortit un sac plastique de sa poche et y glissa les pages du magazine.
Puis il rentra chez lui. Il s’en voulait encore d’avoir été si négligent. Il aurait dû mieux réfléchir.
Les adultes sont comme des enfants.
Un adulte pouvait très bien être resté assis sur le toit du garage à lire un numéro de Superman.